samedi 24 mars 2018

Les tissus odorants , çà existe!

Un industriel du Dauphiné a mis au point les premiers tissus odorants. Sentir le velours, humer la soie 

Porter du 38 à la fraise, du 40 Guerlain, c'est presque pour demain.
A quoi ressembleront les tissus de demain? Pour l'industriel dauphinois, Jean-François Perrin, la réponse ne se donne ni à voir, ni à toucher mais à sentir. Ce fabricant est en effet l'inventeur du premier tissu parfumé. On peut donc aisément imaginer un tissu rouge cerise restituant tout à fait l'arôme du fruit! Présenté il y a quelques semaines à l'occasion du salon Première Vision, cette découverte, en réhabilitant le sens olfactif, apparaît comme une véritable révolution dans l'histoire des étoffes. D'ores et déjà, plusieurs grands fabricants de parfums et des couturiers renommés se sont mis sur les rangs pour une diffusion à grande échelle de ce tissu à dimension ajoutée, grâce auquel l'expression «à vue de nez» prend désormais un sens tout à fait justifié. Pour les parfumeurs, un morceau de tissu, en échantillon dans une revue, imprégné des fragrances de la marque, offre un excellent moyen de communication... «Dans l'avenir, nous devons songer absolument à nous démarquer. La concurrence est féroce et on finit par faire le tour des jeux d'armures (l'armure est le motif de base, étalon, insécable qui structure l'édifice entier de l'étoffe, ndlr) et des emprunts aux archives. Nous devons penser aux tissus du XXIe siècle», estime Jean-François Perrin, d'un optimisme inexpugnable à propos de la réussite de son innovation. «Dans ce type de recherches, nous en sommes encore aux balbutiements, de véritables hommes de Cro-Magnon.»
De fait, le contexte industriel est propice à ce genre de découverte. La frénésie de recherche, le culte de l'invention sont une caractéristique du monde du textile. Les créateurs ne jurent que par les trouvailles de nouvelles matières. Aussi, les fabricants alimentent leur quête de textiles au toucher et aux performances toujours plus inédites. Dans le genre, le dernier salon de Première Vision -l'avant-garde exhaustive de toute la création textile - fera date. Couronnant les matières «glamour» (retour à l'élégance oblige), cette manifestation restera comme celle de l'euphorie retrouvée. oeil du cyclone de mouvements de mode aussi éclatés que les modes de vie, Première Vision a confirmé sa pole position en révélant des matières pour l'été 1996 à forte dominante technologique: ultrabrillance, lainages à microreliefs, toucher regimbant sous les doigts comme du vinyle ou du papier, étoffes irisées ou nacrées, etc. Les fabricants en ont mis plein la vue aux «professionnels de la profession», comme dit Jean-Luc Godard.
Malgré leurs audaces en matière de recherche, les fabricants ne voyaient guère plus loin que le bout de leur nez.
C'est ce qu'a pensé l'ingénieur textile Sandra Vogt, responsable des contrôles pour le groupe Perrin. Cette chimiste encline à l'exploration tout azimut est en effet le découvreur de ce tissu qui réalise les fantasmes baudelairiens de «correspondances» entre les différents sens. Son innovation complète parfaitement les inventions du chimiste Edouard Bénédictus qui, dans les années 20, associé au fabricant lyonnais Tassinari-Chatel, s'évertuait à caresser le regard et les doigts par des tissus au veloutement inédit. A l'ère du best-seller de Süskind, le Parfum, à un moment où un nouvel hygiénisme élève la Javel au rang d'un prophylactique, Sandra Vogt, elle, a pris conscience que l'odorat, malmené par les remugles de la pollution, pouvait prodiguer une troisième dimension aux étoffes. Si son procédé avait imprégné la mode vestimentaire du XVIIIe siècle, l'histoire n'aurait pas rapporté la chronique d'un Paris pestilentiel, Versailles serait célèbre autant pour son architecture que pour ses tentures parfumées. Bref, le cours des choses se serait passé en «odorama», à la manière du film Polyester, expérience cinématographique américaine où le spectateur était invité à gratter un carton pour découvrir la teneur olfactive -au goût parfois douteux - des scènes projetées.
En fait, Sandra Vogt, spécialiste de recherche appliquée, ne rêvait pas de bouleverser le monde. C'est un peu par hasard, il y a quelques mois, en dehors de toute commande, qu'elle décide d'utiliser des huiles essentielles destinées à être emprisonnées dans des capsules de collagène de la taille du micron. L'opération en tant que telle n'est pas révolutionnaire, elle est largement utilisée dans la fabrication des cosmétiques, voire le gaz domestique. La prouesse consiste à avoir résolu les problèmes d'affinités entre infimes particules et les molécules du tissu. L'opération se déroule donc au moment des bains d'apprêt, suite à la teinture du tissu. Il suffit d'un simple frottement, des mouvements naturels du corps pour que le tissu exhale tous les arômes dont on l'a enrichi. L'expérience s'est révélée concluante sur de la soie comme sur des synthétiques. Quant à Sandra Vogt, entichée de Samsara et de Shalimar, elle remarque avec ravissement qu'un «morceau de tissu parfumé continue d'embaumer (son) armoire après plusieurs semaines». Le problème de longévité du procédé n'est pas anecdotique: le procédé peut s'avérer efficace pendant près de sept ans si le tissu n'est ni utilisé, ni lavé trop fréquemment. Des essais montrent qu'une dizaine de nettoyage à sec ne viennent pas à bout de l'effet. Quant au coût de fabrication, il ne se trouve pas accru par l'utilisation du parfum, il varie tout simplement selon la cherté de celui-ci. Le groupe Perrin, auteur de tissus à paillettes hologrammes tridimensionnels pour Olivier Lapidus, compte proposer différentes gammes de parfums que le client pourra choisir. Sandra Vogt imagine également une utilisation à même de bousculer les habitudes: «Un vêtement renfermant une odeur, ce peut être une manière originale de porter un parfum. D'autre part, comme la notion de propre est une des préoccupations du moment, on peut envisager des parfums qui donneraient à la propreté un plaisir plus agréable que la Javel banale...» En fait, ce sont des siècles d'occultation de l'odorat dont il faudrait venir à bout. Considéré comme le signe distinctif des invertis, image de décadence chez Platon, le parfum est honni chez Kant pour qui l'odorat est associé à une perception trop subjective des choses, dénuée de tout idéalisme. Un dédain dans lequel le philosophe Michel Onfray voit une haine du corps: «Les narines conduisent au cerveau primitif et ne sont pas sans associer puissamment les effluves à la sexualité.» En réconciliant la vue et l'odorat (ainsi que le toucher), le tissu parfumé pourrait bien être l'étoffe dont on fait les rêves d'érotisme.
DANIEL LICHT
source
 http://next.liberation.fr/vous/1995/04/01/un-industriel-du-dauphine-a-mis-au-point-les-premiers-tissus-odorants-sentir-le-velours-humer-la-soi_131493

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